Marie Reilhac

Publication 2018

Le temps du rêve

Que le fond soit blanc, rouge ou noir, le regard est aussitôt happé par une symphonie de couleurs savamment orchestrée, qui font de ces Livres uniques des objets à la fois précieux et intrigants. Précieux, car il y a là un raffinement extrême dans le choix des matières tour à tour collées et cousues, dans les détails foisonnants jouant sur la transparence et la superposition, ainsi que dans l’occupation parfaitement maîtrisée de l’espace. Intrigants, car le spectateur pressent que l’objet qu’il a sous les yeux dépasse le seul plaisir formel d’une abstraction qui n’est qu’apparente.
Derrière la virtuosité de cette oeuvre inaugurale se cache en effet la genèse d’un monde en devenir, comme si la poétique du fragment coïncidait avec les pièces éparses d’une mythologie intime riche de tous les possibles. En guise de ruptures minimalistes, certaines pages échappent ainsi à la seule magie des couleurs pour s’allier la force incantatrice des mots. « Ciels », « silence », « rêves en trois temps » constituent alors autant d’indices pour signifier les conditions indispensables à l’éclosion d’un univers singulier où sont convoqués éléments naturels et êtres fantastiques.
Enfantées dans le mystère des origines, des créatures étranges émergent ici et là, hissant leurs gueules grandes ouvertes au sommet d’une liane serpentine ou accourant sur une feuille gorgée de rosée. La valse onirique à laquelle nous invite l’artiste brouille les repères, joue des proportions pour mieux nous plonger dans ce chaos primitif qui n’est pas sans rappeler le « Dreamtime » cher aux artistes aborigènes. Un « temps du rêve » au cours duquel les êtres surnaturels que sont les « grands Ancêtres », revêtent une nature indéterminée, empruntant des caractéristiques issues des différents règnes du vivant pour façonner le monde à leur image. Les bleu, vert et ocre deviennent alors la métonymie des différents éléments structurant le territoire qui leur est cher.
La première page est à cet égard emblématique de cette volonté de se fortifier à la source de l’art premier, avec ses zones de verdure arborée, tandis que des formes issues de la terre sont reliées à une sombre figure céleste par trois minces filaments bleu, jaune et rouge. Un choix qui, on s’en doute, ne doit rien au hasard, puisque les couleurs primaires contiennent en puissance toute la palette chromatique et suggèrent, là aussi, la naissance d’une oeuvre qui pourra se déployer en de multiples directions. Certains procédés utilisés par Marie Reilhac semblent d’ailleurs confirmer cette connivence avec l’art aborigène, à l’image des petits points blancs juxtaposés qui délimitent l’espace sur un mode vibratoire, du cercle symbolisant l’unité cosmique, du motif des flèches, ou encore de ces représentations totémiques ornithomorphes.
Loin d’être des productions hermétiques d’où le spectateur pourrait se sentir exclu, les peintures proposées dans ces délicats livres-objets témoignent ainsi d’une étonnante conciliation entre influences extérieures primitives et exigences personnelles ancrées dans la modernité. Une forme de sagesse en émane, qui, dans une époque oublieuse des Anciens et éprise de matérialisme, nous rappelle non seulement l’importance de régénérer notre rapport au passé, mais aussi la nécessité d’entretenir une relation étroite avec notre environnement et de prêter allégeance, humblement, aux forces invisibles qui se manifestent autour de nous, dans le rêve ou le silence de la vie contemplative.

Signature: Frédéric Lacoste

A time to dream

Regardless of the white, red or black background, your gaze is immediately drawn to a symphony of cleverly orchestrated colours, which make these Livres Uniques items which are both precious and intriguing. Precious because of the extremely refined selection of materials, both glued and sewn, the abundant detail playing on transparency and superimposition and the perfectly controlled use of space. Intriguing because the onlooker feels that the item before them exceeds the mere formal pleasure of an abstraction which is only apparent.
The virtuosity of this inaugural work dissimulates the genesis of a world in the making, as if the poetics of a fragment coincided with these scattered pieces of a rich and intimate mythology of every possibility. By way of minimalist breaks, a number of pages thus escape from the magic of the colours alone, to join forces with the enchanting power of the words. “Ciels”, “Silence”, “Rêves en trois temps” then constitute countless clues to the crucial conditions for the emergence of a singular universe in which are summoned natural elements and fantastic beings.
Birthed in the mystery of their origins, strange creatures emerge here and there, hoisting their wide-open mouths to the top of a serpentine liana or running along a leaf gorged with dew. The dreamlike waltz to which the artist is inviting us blurs our landmarks, and plays with proportions in order to more effectively immerse us in this primitive chaos, with its hints of the “Dreamtime” beloved of aboriginal artists. A “time to dream” during which the supernatural beings who comprise the “great Ancestors” take on an indeterminate nature, borrowing from the characteristics of the different kingdoms of the living to shape the world in their image. Blue, green and ochre become a metonymy of the different elements which make up the territory that is so dear to them.
In this respect, the first page is emblematic of this will to replenish our energy at the fountainhead of primal art, with its areas of arboreal greenery, while shapes which have emerged from the earth are bound to a sombre celestial figure by three thin blue, yellow and red filaments. A choice which, one suspects, is by no means accidental, since the primary colours contain the power of the entire chromatic palette and suggest, there too, the birth of a piece of work which can extend in various directions. Some of the processes used by Marie Reilhac also seem to confirm this connivance with aboriginal art, such as the small juxtaposed white dots which delimit the space in a vibratory mode, the circle symbolising cosmic unity, the arrow motif, or even the ornithomorphic totemic representations.
Far from being hermetically sealed productions from which the onlooker may feel excluded, the paintings unveiled in these delicate book-objects thus bear witness to an astonishing reconciliation between primitive external influences and personal needs anchored in modernity. They exude a sense of wisdom, which, in an era which has forgotten its Ancestors and been bewitched by materialism, remind us not only of the importance of regenerating our connection with the past, but also of the need to maintain a close relationship with our environment, and to humbly pledge allegiance to the invisible forces that manifest themselves around us, in our dreams or in the silence of a contemplative life.

Traduction: Justin Bielle

 

Vers le Grand-Oeuvre…

L’atelier de Marie Reilhac doit ressembler à s’y méprendre à un cabinet d’alchimiste. Et ce, pour plusieurs raisons. En travaillant ses « Collages » à partir d’objets infimes sauvés du néant et de bouts de photos glanées dans la presse, elle donne tout d’abord une noblesse pérenne à ces petits riens évanescents sur la pupille. Mais ce n’est pas tout. Car si l’entreprise alchimique se présente sommairement comme la transformation du plomb en or, elle désigne de façon beaucoup plus profonde un cheminement spirituel allant de l’inconscience passive à la totale maîtrise de soi. Telle est, peut-être, la trajectoire de tout peintre, écrivain ou musicien à l’aube de sa vocation, pour que l’oeuvre puisse naître. L’oeuvre, ou le Grand-OEuvre, si l’on entend par là cette discipline de travail intérieur où l’esprit de l’opérant accède à son plein accomplissement.
Dans le creuset où se fondent les ingrédients les plus divers, les courants de l’histoire de l’art ne sont pas en reste. Avec un goût prononcé, mais non exclusif, pour les mouvements modernes et contemporains. Un peu de matiérisme ici, un soupçon d’abstraction géométrique là, sans oublier une certaine prédilection pour l’art brut et informel. Cette série composée de vingt-quatre « Collages » peut ainsi prendre l’allure d’un voyage dans le temps, où les ombres de François Morellet (pensons à 4 doubles trames, traits minces), celles de Juan Miro, de Wols, d’Asger Jorn et de Matisse semblent émerger de la nuit pour une danse primitive et frénétique. Parfois, c’est une nature morte d’un maître hollandais qui vient à l’esprit, ou une architecture fantaisiste telle que les affectionnait Antoine Caron, l’un des représentants de l’école de Fontainebleau. Preuve que les limites chronologiques n’existent pas vraiment ici et que l’artiste fait son miel en toute liberté pour révéler un univers qui prend forme sous nos yeux.
Dans cette conquête de l’espace qui pousse Marie Reilhac à emprunter de multiples directions sans jamais perdre de vue l’endroit où elle veut aller, les couleurs prolongent la matière en de délicats panaches, les formes géométriques les plus aventureuses jouxtent de simples ronds et rectangles, tandis que des silhouettes anthropomorphes ou zoomorphes devisent secrètement à proximité de signes énigmatiques relevant du cryptogramme. Mais après tout, qu’est-ce qu’un artiste, sinon quelqu’un qui convoque toutes les ressources disponibles, y compris celles nichées dans son inconscient, pour inventer son propre langage ? Pour le spectateur, résolument sous le charme hypnotique de ces « Collages » au titre trompeur – car bien évidemment réducteur – il est toujours émouvant de voir apparaître un nouvel alphabet aussi prometteur.

Signature : Frédéric Lacoste

 

Towards the Masterpiece…

Marie Reilhac’s workshop must resemble, or even be mistaken for an alchemist’s Cabinet. There are several reasons for this. By working on her “Collages” using tiny objects saved from the abyss and snippets of photographs gleaned from the press, she first of all endows these little nothings with a perennial nobility, evanescent as they are on the eyes of the onlooker. But there is more. Because if an alchemist’s labours can be summarised as the transformation of lead into gold, she, in a much deeper way, designs a spiritual path extending from passive unconsciousness to a total mastery of one’s self. This is, maybe, the aim of any painter, writer or musician as they embark on their vocation, in order for the work to be born; the work, or the Masterpiece, if one takes this to mean the internal work discipline where the spirit of the operant achieves its fullest accomplishment.
In the crucible in which the various ingredients are blended, the currents of art history are alive and well, with a pronounced but not exclusive taste for the modern and contemporary movements. A little materialism here, a smidgen of geometric abstracts from there, without forgetting a certain predilection for raw and informal art. This series, which comprises twenty-four “Collages”, can thus feel like a journey through time, where the shadows of François Morellet (think of four double frames, and thin lines), Juan Miro, Wols, Asger Jorn and Matisse seem to emerge from the night to engage in a primitive and frenetic dance. Sometimes, a still life by a Dutch master is brought to mind, or a piece of whimsical architecture favoured by Antoine Caron, one of the guiding lights of the Fontainebleau school. This is proof that chronological constraints do not really exist here, and that the artist is working with complete freedom to reveal a universe which takes shape before our eyes.
In this conquest of space which drives Marie Reilhac along a variety of directions without ever losing sight of where she wants to go, colours extend the material in delicate plumes, highly adventurous geometric shapes adjoin simple circles and rectangles, while anthropomorphic or zoomorphic silhouettes ponder secretly near enigmatic signs taken from a cryptogram. But after all, what is an artist if not someone who calls up all of the available resources, including those buried in their unconscious, to invent their own language? For the onlooker, firmly gripped by the hypnotic charm of these “Collages” with their deceptive title – because it is obviously reductive – it is always moving to see the emergence of such a promising new alphabet.

Traduction: Justin Bielle

 

La voie de l’oiseau…

« L’oiseau, de tous nos consanguins le plus ardent à vivre, mène aux confins du jour un singulier destin. » Ainsi commence le sublime recueil Oiseaux de Saint-John Perse, qui se place explicitement sous l’égide de Braque, peintre ornithophile s’il en fut. On sent bien que Marie Reilhac voue une égale passion pour les volatiles. Sa série « Oisillonage », réalisée entre 1996 et 1999, en porte un témoignage sans équivoque. Quittant pour la première fois l’abstraction, la voici qui s’attaque du même coup au grand format avec des acryliques sur panneaux. Il ne faudrait pas croire pour autant que la peintre observe merles, tourterelles et mésanges de sa fenêtre pour en faire des représentations fidèles.
Non, de la même façon que Braque, loin de tout réalisme, saisissait l’essence de l’oiseau pour qu’il entre en résonance avec notre esprit, les oiseaux de Reilhac ne sont pas individualisés. Et, plus étonnant encore, ils ne volent pas. Alors que poètes et artistes en ont fait de tout temps un emblème de la liberté et de l’essor vers un absolu, réduisant le plus souvent l’oiseau à son vol, et le vol à la plume, nous avons sous les yeux des volatiles ancrés à la terre. Rejetant les facilités d’un symbolisme éculé, l’artiste nous les montre, tantôt le bec pointé vers le sol en quête de quelque pitance, tantôt le regard tourné vers le ciel, comme s’ils n’avaient pas tout à fait conscience de leur don prodigieux pour l’envol.
Faut-il voir ici une sorte de message qui nous serait adressé ? Serions-nous, à leur image, capables d’accomplir des prouesses qui nous paraissent impossibles ? La bipédie volontairement exagérée de chacun des oiseaux représentés renforce ainsi ces projections anthropomorphiques et laisse à penser que, décidément, l’oiseau est plus proche de nous que nous ne l’avions imaginé et qu’il a bien des choses à nous enseigner. Ou, pour le dire autrement, l’homme-oiseau des rites chamaniques, qui nous proposait un envol extatique de l’âme, est ici, plus humblement, remplacé par l’oiseau-homme. Devant ces petites ailes pendantes comme des bras ballants, face à ces yeux ronds ébahis ou étonnés, candides assurément, le spectateur ressent une étrange proximité affective.
Et si les sinistres superstitions sur les oiseaux de mauvais augure sont brièvement évoquées au détour d’une oeuvre où apparaît le rouge sang d’une mise à mort absurde, la peintre préfère s’attacher à la tendresse et à la complicité. Ici, de gracieux piafs enlacent délicatement leur cou ; là, ils se font carrément un « bec », selon l’acception québécoise du terme (mais ne dit-on pas des amoureux qu’ils se « bécotent » ?). Un peu plus loin encore, ils semblent ne faire qu’un, comme l’androgyne du mythe platonicien. En somme, il y a là une forme de plénitude bienheureuse qui, sans masquer une innocence vaguement inquiète, indique ce que pourrait être une humanité délestée de ses pulsions morbides. Sans doute cette voie est-elle celle, non du « papillonnage », mais de « l’oisillonage », selon l’heureux néologisme de la série.

Signature : Frédéric Lacoste

 

The way of the bird …

“At the end of the day, birds, our blood brothers with the most will to live, follow a singular destiny.” Thus begins the sublime collection Oiseaux by Saint-John Perse, positioning itself explicitly under the aegis of Braque, the most ornithophile of painters. It is easy to sense that Marie Reilhac has an equal passion for our feathered friends. Her “Oisillonage” series, created between 1996 and 1999, bears unequivocal testimony to this. Abandoning abstraction for the first time, here she also takes on large-format works using acrylic on panels. Never however be fooled into thinking that the painter watches blackbirds, turtle doves and blue tits from her window in order to create her faithful representations.
No – in the same way that Braque, devoid of realism, captured the essence of a bird in order for it to resonate with our spirit, Reilhac’s birds are not individualised. And what is more surprising, they do not fly. While poets and artists have always used them as emblems of freedom and springboards towards the absolute, most often reducing a bird to its flight, and its flight to a feather, here we see birds anchored to the ground. Rejecting facile, hackneyed symbolism, the artist shows them to us, sometimes with their beak pointed towards the ground in search of some pittance, or sometimes with their gaze turned skyward, as though they were still not quite aware of their prodigious gift of flight.
Should we read a message of some kind in this? Might we, like them, be capable of accomplishing feats which seem impossible to us? The voluntarily exaggerated bipedalism of each of the birds on display thus reinforces these anthropomorphic projections, and leads one to think that, decidedly, birds are closer to us than we had previously imagined, and that they have plenty to teach us. Or, to put it another way, the man-bird of shamanic ritual, offering us an ecstatic flight of the soul, is here, more humbly replaced by the bird-man. Faced with these little wings draped like dangling arms, with these round, amazed or astonished but certainly candid eyes, the onlooker feels a strange emotional proximity.
And if the sinister superstitions about birds of bad omen are briefly evoked by a piece illustrating the red blood of an absurd death, the painter prefers to focus on tenderness and complicity. Here, graceful sparrows delicately intertwine their necks; there, they “peck” each other squarely, using the Quebec meaning of the term (but don’t the French also say that lovers “peck at each other”?). A little further still, they seem to become one, like the androgynous form of the platonic myth. In short, a form of blessed plenitude is revealed, which, without masking a vaguely anxious innocence, suggests that this might be a humanity unburdened of its morbid impulses. No doubt this is the way not of “papillonnage”, but of “l’oisillonage”, the cheerful neologism of the series.

Traduction: Justin Bielle

 

Entre effroi et tendresse…

Robert Doisneau aimait à dire qu’il cherchait à « saisir les gestes ordinaires des gens ordinaires dans des situations ordinaires ». C’est également le projet de Marie Reilhac. Sauf que la peintre, loin de guetter le cliché tendre et poétique, peut « amplifier » le réel observé pour en dégager des lignes de force. La magie du dessin et le prestige de la palette sont là, dans cette déformation servant une vision, dans cette subjectivisation qui n’est que l’autre nom du style. Ces « histoires de gestes » ne sont pas de simples vignettes ni des arrêts sur images. Elles véhiculent une expérience intériorisée de la vie qui se condense autant dans les regards et les expressions que dans les taches lumineuses ou les aplats sombres de l’arrière-plan.
Tout fait sens ici et le moindre détail doit se lire avec la même attention scrupuleuse que la vision d’ensemble. Que signifie ce masque sombre posé sur la table de nuit d’une femme nue allongée ? Et pourquoi la voit-on repousser un visage surgi de l’ombre qui semble avoir revêtu ce même masque que prolonge une chevelure hirsute ? Doit-on y voir le refus de céder à la violence de son compagnon transformé par un désir bestial ? Ou s’agit-il d’une projection fantasmée de son propre désir qu’elle tente de repousser pour rester maîtresse d’elle-même ? Sur une autre toile évoquant certaines oeuvres de Munch, un homme, à quatre pattes, tourne la tête dans une expression de surprise et d’effroi, sans qu’il soit possible d’en déceler la cause, celle-ci étant congédiée dans un hors-champ propice à toutes les suppositions.
Les gestes et attitudes saisis dans cette série possèdent aussi leurs caractéristiques générationnelles, à l’image de ces jeunes gens nonchalamment installés sur le sol, ou de ce couple plus avancé en âge regardant côte à côte la télévision sur le canapé de leur intérieur bourgeois. Si une atmosphère d’inquiétude et de peur baigne parfois la toile, d’autres tonalités plus apaisées sont également de mise. C’est particulièrement le cas dans cette scène pleine de tendresse et de complicité où deux amies rient de bon coeur en buvant un verre, ou encore dans celle-ci, où un homme enlace l’individu à sa droite en lui donnant un baiser sur la joue. À noter que dans ces deux exemples, les couleurs des vêtements des deux individus se conjuguent sur un mode symbolique, puisque le rouge et le vert, situés l’un et l’autre à l’opposé du cercle chromatique, suggèrent une complémentarité harmonieuse.
Mais les gestes, nous l’avons vu, ne sont pas toujours le fait de couples ou de groupes d’individus. L’être solitaire, qui ne peut converser qu’avec lui-même, peut alors se prendre littéralement la tête. Enfermé dans ses pensées et ses obsessions, il génère un monde fantasmatique peuplé de narcisses blancs, jaunes et orangés lui rappelant son égoïsme et sa vanité. À moins qu’il ne soit sur le chemin d’une vérité personnelle jonchée d’épreuves et de faux-semblants ? Comme souvent, les tableaux de Marie Reilhac possèdent une ambiguïté irréductible qui brouille toute possibilité d’interprétation péremptoire.

Signature : Frédéric Lacoste

 

Between dread and tenderness…

Robert Doisneau liked to say that he sought to “seize the ordinary gestures of ordinary people in ordinary situations.” That’s also what Marie Reilhac wants to do. Except that the painter, far from looking out for tender and poetic clichés, can “amplify” observed reality in order to discern its outlines. The magic of drawing and the prestige of the palette are there, in the midst of this deformation in the service of a vision, in this subjectivisation which is only another word for style. These “stories of gestures” are neither simple vignettes nor freeze-frames. They articulate an internalised experience of life which is condensed as much in looks and expressions as in the bright spots or the shadowy flat areas in the background.
Everything makes sense here and the smallest detail must be read with the same scrupulous attention as the overall vision. What does this dark mask mean, placed on the bedside table of a naked, supine woman? And why do we see her pushing away a face emerging from the shadows which seems to be wearing the same mask with long, shaggy hair? Should we read it as a refusal to give in to the violence of her companion, transformed by bestial desire? Or is this a phantasmal projection of her own desire which she is attempting to push away, to remain mistress of herself? Another canvas evokes some of Munch’s work: a man, on all fours, turns his head with an expression of surprise and dread, although it is not possible to determine its cause, as this has been dismissed off-scene, open to any assumption.
The gestures and attitudes captured in this series also incorporate generational characteristics – the image of the young people nonchalantly settled on the ground, or of the older couple watching television side by side on the sofa in their bourgeois home. If an atmosphere of worry and fear sometimes bathes the canvas, other calmer tones are also in evidence. This is particularly the case in a scene full of tenderness and complicity in which two girl friends laugh heartily as they share a glass, or even in another, where a man embraces the person on his right by giving him a kiss on the cheek. One item of note in these two examples is that the colours of the clothes of the two people combine in a symbolic manner, since the red and green, located respectively on opposite sides of the chromatic circle, suggest a harmonious complementarity.
But the gestures, as we have seen, are not always performed by couples or groups of individuals. The solitary being, who can only converse with himself, can then literally wrack his brains. Closed in with his thoughts and obsessions, he creates a phantasmagorical world populated with white, yellow and orange narcissus flowers to remind him of his egotism and vanity. Unless he is on the path to a personal truth littered with challenges and shams? As they often do, Marie Reilhac’s paintings have an irreducible ambiguity which blurs any possibility of peremptory interpretation.

Traduction: Justin Bielle

 

Histoire d’humeurs…

À l’image du masque romain de la colère que l’on peut voir au musée du Capitole, les « créatures » présentes ici ont les yeux exorbités, les arcades sourcilières crispées et la bouche grande ouverte. Car il s’agit bien, non d’êtres humains aptes à une discussion apaisée, mais de créatures dépossédées de leur part d’humanité, que l’on a ici sous les yeux. Autant dire que le titre de la série, « Dialogues et invectives », n’est pas sans ironie, tant le « dialogue » semble essentiellement relever de l’espoir déçu. En revanche, invective il y a assurément. Dans un style expressionniste qui montre la métamorphose de l’individu en proie à la fureur, Marie Reilhac accentue la déformation des traits, joue des contrastes, dynamise et dynamite l’espace au moyen de coups de pinceau délibérément râpeux et d’une texture granuleuse, soulignant à quel point on est loin ici de l’harmonie convoitée. L’atmosphère est pesante, tendue, dramatique, tragique même, si l’on confère à ce mot son acception théâtrale originelle, à savoir que l’homme est davantage un être de soumission que de liberté. Là, ce ne sont pas les dieux qui ont le dessus sur lui, mais les humeurs les plus sombres. Exit donc, la tendre utopie des « oisillonages ». Et place aux rapports humains dans ce qu’ils peuvent avoir de violent et de destructeur.
Les couleurs dominantes – cela ne nous étonnera pas – sont le noir et le rouge. D’instinct, la peintre revitalise les expressions physiologiques remontant à la théorie des humeurs selon Hippocrate et Galien. Théorie selon laquelle l’homme serait constitué de quatre humeurs en relation avec les quatre éléments. Ainsi, le tempérament colérique serait lié au feu. « Être rouge de colère » et « bouillir de l’intérieur » ont également à voir avec cette sensation d’échauffement interne et de coup de sang mal contenu. Quant au noir, s’il évoque à son tour une personne atrabilaire (c’est-à-dire dominée par la bile noire, comme l’exprime la formule populaire « entrer dans une colère noire »), il est présent de manière récurrente sous forme de jets s’échappant de la bouche de la personne furieuse. Ce motif est intéressant à plus d’un titre. D’une part, car il laisse voir, littéralement, l’individu « cracher son fiel » ; d’autre part, car il confère une tonalité fantastique et inquiétante à l’ensemble de la série, comme si la colère était un virus pouvant contaminer celui ou celle sur qui elle s’abat.
Mais l’autre protagoniste refuse parfois de céder aux mêmes pulsions. Face au déchaînement dont il est la victime passive, en réaction aux cris et aux injures, devant des mains démesurées et menaçantes, il se replie alors sur lui-même, recherchant la sécurité régressive de la position fœtale. Sur l’une des œuvres, les contours de l’individu prostré sont redoublés par une succession de traits épais, comme si celui-ci avait désespérément besoin d’une protection supplémentaire, d’une carapace qui l’isolerait de la violence environnante. Refusant néanmoins un nihilisme sans issue, la peintre distille ici et là quelques touches plus claires à l’intérieur de ces scènes effrayantes, comme si la raison n’avait pas définitivement abdiqué et que le jour allait peut-être enfin se lever.

Signature : Frédéric Lacoste